Michel Foucault a tout au long de son œuvre montré une certaine ambivalence envers la psychanalyse.Par une description précise de son héritage, pris entre savoir médical et pouvoir thérapeutique notamment, il a fait état d’une pratique psychanalytique issue de l’évènement Freud, s’accaparant le pouvoir de soigner la maladie mentale, mais en même temps incapable d’apporter des réponses tangibles pour éradiquer en particulier la folie.
Dans son livre « Histoire de la folie à l’âge classique2 », il rappelle que Freud lui-même, l’inventeur de lapsychanalyse, prend ses racines dans le discours médical de l’époque, issu des aliénistes du XIXème siècle, de la psychiatrie positiviste, avec comme enjeu de proposer au-delà de l’internement des malades dans les asiles, une classification des maladies mentales. Un savoir sur la folie qui engendre un pouvoir du médecin dans son rapport au savoir avec ce qu’il en est des maladies mentales. L’asile avait été dès le départ créé afin d’accueillir sous contrôle médical et grâce aux diagnostics destinés aux sujets inadaptés à la société, ceux qui dérangent autant qu’ils sont dérangés, afin de protéger les citoyens d’une dangerosité potentielle ou avérée, mais aussi d’apporter une protection vis-à-vis des malades eux-mêmes. A ce titre, il rappelle la vocation des premiers lieux asilaires pour les fous et diagnostiqués comme tels, avec notamment Tuke et Pinel qui en ont montré la voie. Tuke en Angleterre et sa méthode dégagée de tout savoir médical, avait comme but principal de créer un univers où les malades puissent être rééduqués en douceur : « dans l’esprit de Tuke, il s’agissait de constituer un milieu qui mimerait les formes les plus anciennes, les plus pures, les plus naturelles de la coexistence : milieu le plus humain possible, en étant le moins social possible3 ». En France, Pinel a quant à lui été sans aucun doute le précurseur de l’écoute psychanalytique à un moment où « c’est un curieux paradoxe de voir la pratique médicale entrer dans ce domaine incertain de quasi-miracle au moment où la connaissance de la maladie mentale essaie de prendre un sens de positivité4. « Sa présence (le personnage médical) et sa parole sont douées de ce pouvoir de désaliénation, qui d’un coup découvre la faute et restaure l’ordre de la morale5 ». On y voit donc une politique menée tant chez Tuke que chez Pinel (avec toutes les nuances qui s’imposent entre ces deux aliénistes), qui tente de s’émanciper du discours médical, de ces classifications pour y mener un soin d’ordre moral et humaniste. Freud qui a été médecin et neurologue avant d’avoir inventé la psychanalyse a soigné des malades mentaux au sein des institutions psychiatriques en compagnie notamment de Charcot lorsque ce dernier tentait par l’hypnose thérapeutique de traiter les désordres nerveux des malades, à commencer par les grandes crises d’hystéries de l’époque. On peut dire que la psychanalyse est née à partir de ce regard médical savant pour comprendre et apporter des réponses thérapeutiques, de ce pouvoir médical et de cette existence asilaire. Freud a par la suite tout au long de son œuvre travaillé sur un dispositif né de cette rencontre mythique avec cette première patiente Anna O. Elle lui aurait demandé de l’écouter avant d’apporter une thérapeutique par des procédés déjà existants, notamment l’hypnose. Une voie somme toute de dégagement de l’emprise du médecin qui ordonne et prescrit parce qu’il saurait comment soigner à partir des savoirs et de l’expertise du discours positiviste.
Pour autant, Foucault stipule que ce n’est semble-t-il pas pour autant une voie de dégagement de l’emprise du soignant, qui, par cette occasion attire encore davantage ce pouvoir dans cette écoute thérapeutique. C’est de ce « point d’où » la psychanalyse est née qu’elle ne pourrait donc pas rompre et renier de cette emprise médicale ? Cela peut conduire à se demander ce qui distingue la psychanalyse du discours médical ou même d’une éthique morale ou humaniste telle qu’elle fut initiée par les premiers aliénistes. La psychanalyse née de ce regard sur la maladie mentale, Freud qui lui-même tout au long de son œuvre parle davantage de malades que de patients, nous questionne sur son pouvoir thérapeutique tel qu’il est remis en cause par Foucault notamment dans sa compréhension et de son efficace pour libérer les malades de la folie.
Car l’intervention de Freud, ses expérimentations, ses découvertes ont eu lieu principalement dans le cadre asilaire, chez ceux que l’on qualifie de fou. Mais posons-nous la question : qu’est-ce que la folie ?
A-t-elle la même définition aujourd’hui qu’à l’époque du positivisme médical ? Quel trait caractéristique garde-t-elle, et a-t-elle une portée universelle ou relative en fonction de données situées, contextuelles,
donc historiques et culturelles ? Cela nous oblige à tenter de situer ce qu’il en est de l’éthique de la psychanalyse dans son lien avec la question du pouvoir conféré -ou pas- à cette discipline pour s’occuper
du soin apporté aux malades mentaux et à la folie en général. Un pouvoir de la discipline donc, mais aussi un pouvoir du psychanalyste au sein du dispositif analytique. Quels sont les dispositifs analytiques,
leurs lieux d’exercices actuellement en comparaison des autres dispositifs associés (ou en concurrence) à l’heure des protocoles issus du discours de la science et du capitalisme ? Il s’agit d’y décrire ce qu’il en est du transfert comme levier thérapeutique, comme alliance thérapeutique ou comme pouvoir de l’analyste (ou impouvoir) pour traiter et appliquer un traitement analytique. Quel lien la psychanalyse
entretient-t-elle actuellement avec la psychiatrie et le champ psychothérapeutique ? Partons de l’hypothèse que la psychanalyse n’a pas vocation à soigner les malades. C’est sa définition. Pour autant,
comme l’ont suggéré Freud et Lacan eux-mêmes dans une formule restée célèbre, elle n’a pas vocation à guérir, certes, mais en principe « la guérison est attendue de surcroit ». Posons-nous donc alors la question de savoir si la psychanalyse guérit-elle, et de quoi le cas échéant, et surtout que produit-elle, c’est-à-dire la nature de ses effets, y compris thérapeutiques. Il serait étonnant qu’elle n’en produise pas quelques-uns tout de même, car elle aurait vocation alors de disparaitre définitivement du paysage médical ou thérapeutique. Est-ce d’ailleurs le cas ? Mais où en est la psychanalyse actuellement dans
son offre de soins apportés aux malades ou plutôt aux patients ? Et enfin, quelle place, si elle existe, la psychanalyse occupe-t-elle dans le soin apporté à la folie ou à la maladie mentale ? Un questionnement
qui interroge tout particulièrement ce qu’il en est des maladies contemporaines ou du moins de ce qui fait désordre dans la société, « malaise dans la civilisation » à commencer par ses sujets qui font
symptômes, et donc qui les portent. Comment se positionner sur la clinique des psychoses et des perversions, à l’heure de la forclusion généralisée et de ce que J.A. Miller a nommé la psychose ordinaire, qui ne serait qu’une version plus discrète de la psychose déclenchée ? Quelle place tient ces symptômes au regard d’une classification telle qu’elle est promue par le Manuel Diagnostique et Statistique des troubles mentaux, (le DSM V de 2015), mais aussi en référence à la théorie analytique qui distribue toujours depuis Freud les sujets en fonction de symptômes névrotiques, psychotiques et pervers ? En ce qui concerne la folie, notons que Lacan a noté que la folie était le propre de l’homme, avec son aphorisme : « tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant6 ». Est-ce un éloge de la folie, un constat pessimiste, ou au contraire une possibilité de composer avec un certain « savoir-y faire » avec, afin de non pas tant dénouer comme le dit Foucault des formes de la folie, mais plutôt y nouer quelque
chose, de l’ordre d’une articulation de la parole et du corps. La psychanalyse est-elle incapable de transcrire quelque chose du délire de l’aliéné ? Par la voie de l’écriture et d’une éthique du « bien-lire »
le symptôme, une voie contingente n’est-elle pas possible pour faire face à cet impossible ? Est-elle capable de libérer l’aliéné de sa folie et dans quelle mesure le cadre analytique est une réponse à cette aporie. Et d’abord une question essentielle : Faut-il libérer le fou, au sens propre comme au sens figuré ?
Le fou n’est-il pas plutôt l’homme libre par excellence ? Autant de questions auxquelles il semble difficile et complexe de répondre… où néanmoins nous essayerons d’apporter quelques pistes à certaines
d’entre-elles. La psychanalyse telle que l’a voulue Freud et ses continuateurs, Lacan en particulier, dans son retour à
Freud, a toujours mis en avant une certaine éthique du « bien-dire » sa souffrance pour le sujet en analyse, à l’opposé d’un traitement qui aurait pour valeur refuge une prescription morale ou médicale ou thérapeutique, ayant une certaine identification avec ce qu’on pourrait appeler un certain surmoi, soit de l’analyste, soit procédant d’un idéal sociétal, moral ou médical, produit du discours dominant.
Lacan dans ses écrits, indique en effet qu’en ce qui concerne la direction de la cure « le psychanalyste assurément dirige la cure (…), mais c’est qu’il ne doit pas diriger le patient7 ». Non pas tant une identification à l’analyste et à son moi fort ou son surmoi, que davantage s’en dégager, « à savoir sa politique (l’analyste) où il ferait mieux de se repérer sur son manque à être que sur son être8 ». C’est
une recommandation qui vise d’une certaine manière un « pouvoir de l’impouvoir9 », autre façon de nommer ce qu’il en est du transfert, en évitant le piège du contre-transfert. Car pour Lacan, la promotion du contre-transfert d’un certain mouvement Outre-Atlantique que dénonce Lacan dès 1953 dans son Rapport de Rome10, n’est que la version d’une certaine volonté politique d’adapter le sujet à la société,
de rectifier des anomalies afin de normaliser sa conduite. Ce serait une pratique ayant des valeurs morales et éducatives. Mais la pratique de la psychanalyse n’est-elle pas plutôt une pratique sans valeur, (n’en déplaise au courant post-freudien prônant une certaine intersubjectivité dans la relation analytique ainsi qu’une alliance thérapeutique), dans le sens où Lacan l’indiquait concernant la notion
même du contre-transfert, dans la mesure où « il n’y a pas de résistance à l’analyse que l’analyste lui-même11 » ? Freud en son temps dans la question de l’analyse profane12, soumettait l’idée selon laquelle, pour devenir analyste, point de savoir médical utile, mais l’expérience de sa propre cure menée jusqu’à son terme (la question de sa fin restant une donnée délicate voire énigmatique13), refusant ainsi
l’annexion de la psychanalyse à la médecine. Mais quelle est donc la visée de la psychanalyse, et notamment en ce qui la différencie de la psychiatrie et du champ de la psychothérapie ?
La psychiatrie a vocation de soigner la maladie et les troubles mentaux déterminés par la Classification Internationale des Maladies (CIM), à l’origine d’une souffrance psychique éprouvée soit par le malade lui-même, cas le plus fréquent, mais également par l’entourage familial ou social en contact avec celui-ci.
A l’heure actuelle, la rigueur de ses protocoles référée à ce que J.A Miller nomme un certain « neuro-réel » issu des neurosciences engage ce champ psychiatrique dans l’utilisation de médicamentspsychotropes comme camisole chimique ainsi que l’application de méthodes thérapeutiques provenant de l’Evidence Based Psychotherapy née dans les années 90 prolongeant l’Evidence Based Medecin des années 80, d’origine canadienne. Les Thérapies Cognitivo- Comportementales (TCC) principalement par la rationalité de ses protocoles, randomisés, validés scientifiquement, reproductibles, en référence à une classification toujours plus complexe des troubles mentaux, avec l’avènement du dernier DSM V en 2015, donne le change à un pouvoir médical qu’on peut supposer immense à destination du soin
psychique. La psychanalyse se différencie radicalement de cette politique sanitaire œuvrant à forclore
le sujet, dans la mesure où la psychanalyse qui n’a pas vocation première à guérir les malades, appelés plutôt patients, et qui dans la relation analytique, n’est pas une alliance thérapeutique non plus, a pour
visée principale de faire naître un transfert du patient sur la personne de l’analyste. Donnons alors une
rapide définition du transfert selon Lacan dans « la direction de la cure » : « Si le transfert prend sa
vertu…il ne reste plus à l’analysé qu’un objet… à se mettre sous la dent, et c’est l’analyste14 ». Cela
indique une vue toute autre d’un pouvoir actif de l’analyste sur le patient, mais bien plutôt le contraire.
L’analyste par sa place de semblants d’être, d’objet petit a, est censé condenser la jouissance du patient,
et non pas la sienne propre. Et c’est ce qui invite le patient à y déplier une chaîne signifiante. « Il n’est
nul besoin de chercher plus loin le ressort de l’identification à l’analyste. Elle peut être très diverse, mais
ce sera toujours l’identification à des signifiants15». Mais alors quel est l’effet de la psychanalyse, si elle
n’a pas vocation à soigner mais à simplement analyser ? Pour ce faire, il nous faut différencier le cadre
strict de la cure de l’intervention en institution, mais également des sujets qui se présentent à nous,
avec une question : doit-on diagnostiquer les patients, ranger les patients dans des structures psychopathologiques et lesquelles ? L’utilisation des grandes catégories psychopathologiques qu’a initié Freud
lui-même que sont la névrose, la psychose et la perversion nous ferait alors retomber dans une dictature
classificatoire des symptômes. Une position éthique, qui concerne tout autant l’évaluation et la
classification, et le cadre de façon à répondre à une pratique « sans valeur » (au sens noble du terme
c’est-à-dire sans jugement moral) pourrait correspondre à l’attitude suivante : de se passer du
diagnostic et de l’évaluation… à condition de s’en servir, en s’inspirant de cette formule lacanienne qui
concernait le Nom-du-père. En l’occurrence, le traitement de symptômes psychotiques et névrotiques
par exemple ne semble pas obéir a priori à un positionnement et une direction identique de la part de
l’analyste. Qu’est-ce que cela signifie ? Le champ de la psychose mais aussi celui des Troubles du Spectre
Autistique (TSA) qui semble davantage être pris en charge en institution sont voués afin d’accompagner
les sujets en désinsertion subjective et tenter d’apporter un cadre où une parole puisse être articulée,
au discours de l’Autre. Des Institutions comme les Centres Psychanalytiques de Consultation et de
Traitement (CPCT) proposent dans l’urgence un lieu d’écoute pour ces sujets. Il s’agit alors d’y construire
ou reconstruire dans la précarité un corps qui puisse tenir afin d’éviter qu’il ne se défasse ou qu’il « foute
le camp à tout instant16 », en y articulant la parole et le corps. A l’opposé, pour ce qu’il en est de la
supposition névrotique où dans le cadre de la cure ou au sein des institutions analytiques, il s’agit plutôt
de déconstruire le symptôme, de « l’angoisser », de produire une progressive mise à distance du grand
I de l’idéal du moi pour se rapprocher avec délicatesse (mais pas trop près) du petit a de l’objet de
jouissance. Quant à la perversion, qui a affaire avec un certain déni de la castration, un certain
fétichisme, mais aussi de tous les troubles mixtes, qualifiés actuellement d’état-limites ou
« borderline », l’option choisie, dans une logique continuiste à la frontière de la psychose et de la
névrose, serait de les traiter au cas par cas en y associant les deux attitudes indivisibles de l’une ou de
l’autre. Difficile alors de trancher…
Mais voyons ce qu’il en est de la définition de la folie telle que l’emploie Foucault à la lumière des
symptômes contemporains, qui sont le siège du nouveau « malaise dans la civilisation ».
Comme nous l’avons évoqué plus haut, la folie ne serait pas simplement comme on le croit l’apanage
de la psychose. La folie et la psychose ne se recouvrent pas. « (…) l’être de l’homme non seulement ne
peut être compris sans la folie, mais il ne serait l’être de l’homme s’il ne portait en soi la folie comme
limite de sa liberté17 ». Il nous faut expliciter cette vue. En effet, la folie serait de structure : une
aliénation au discours de l’Autre du langage, une aliénation au signifiant, et non pas tant simplement des symptômes délirants telles que les hallucinations, propres à la psychose. Du côté de la névrose, on
pourrait résumer le sujet à un « je n’en veux rien savoir » à ce qu’il en est de mon fantasme qui anime
mes désirs source de ma souffrance psychique, que l’on peut résumer par : le propre d’une frustration
imaginaire. La névrose est une pathologie de la « norme-mâle » qui soumet le sujet à la débilité et à la
tyrannie du discours dans lequel il est pris, d’un discours qui fasse lien social, dans la mesure où il n’y en
a pas d’autre que celui dont dispose le sujet et qui constitue ce que Freud résume dans « le principe de
réalité ». Une inadéquation entre le principe de plaisir et le principe de réalité engendre un au-delà du
principe de plaisir et que Lacan a nommé la jouissance, avec comme corollaire un « Il n’y a pas de rapport
sexuel » (qui puisse s’écrire).
Du côté de la psychose, il s’agirait plutôt d’un « je sais que je ne peux pas savoir » de ce qu’il en est de
l’existence et de la consistance imaginaire de l’Autre ainsi que de sa garantie. Du doute à l’incroyance
en l’Autre du langage, en la nature des semblants (sociaux), le phénomène psychotique laisse les sujets
perplexes, dans un désarroi et une errance parfois insupportable, là où ils se situent hors discours : les
non-dupes-errent. L’absence de signification phallique liée à une carence de certains signifiants
primordiaux (S1) issus de la métaphore paternelle, place cessujets dans une tentative de reconstruction
délirante dont le tableau des hallucinations fait partie, où les mots sont pris comme des choses, afin de
guérir de cette faille dans la nature des semblants.
Quant à ce qu’il en est des perversions, il s’agirait ici d’un « je sais bien mais quand même », à savoir
d’une forme de fétichisme de structure, et donc d’un déni de la castration. Les troubles contemporains
issus du discours de la science et du capitalisme, décrits par exemple par D. Sibony18 pourraient
finalement se ranger dans cette catégorie ayant pour caractéristique une sorte de pousse à la
jouissance, et même de « pousse-à-la-femme », avec une forme patentée de contamination excessive
et sans limite aux jouissances qu’offrent le marché et la montée au zénith de l’objet petit a19: une
contamination dans les addictions. La jouissance, ça commence par la chatouille et ça se finit à la
flambée d’essence20 (et des sens). Cela rejoindrait les symptômes dont il était question dès 1948 avec
cette description de la névrose d’auto-punition ou hystérico-hypochondriaque, comme crime de
« l’homme affranchi de la société moderne21 », qu’évoque Lacan dans son texte « l’agressivité en
psychanalyse », qui fait référence à cette course folle après la jouissance. Toute une série de symptômes
associés, allant de ceux que la nosographie anglo-saxonne nomme troubles de l’identité ou
personnalités en « faux-self », ne font que confirmer la propension à l’hégémonie notamment des
images et à tous ce qui est « auto », obéissant à un discours qui s’est radicalisé en termes d’idéologie
narcissique, allant des selfies à la pornographie généralisée22. Un narcissisme généralisé, débridé, où le
culte de la beauté et du corps en particulier est une valeur suprême. Georges Vigarello dans son essai
« Histoire de la beauté 23» décrit finement l’évolution de l’embellissement du corps, qui passe d’une
mise en scène de standards de la beauté en fonction des époques, à un éclatement de ceux-ci au travers
des communautarismes ainsi qu’à des dérives totalitaires issues de la société de (sur)-consommation.
Le corps peut se vendre, être transformé par la chirurgie, marqué, tatoué, percé, modifié sexuellement…
Avec un surmoi féroce issu de ce nouveau discours et de ces nouvelles pratiques, qu’on peut résumer
actuellement par une injonction, un slogan, voire une propagande : « prenez-soin de vous ! ». Une
injonction à ce que Vigarello nomme l’esthétique du bien-être. Le marché du bonheur et des pratiques
de bien-être répond finalement à ce culte du corps machine qui se doit de plaire autant que d’être performant. On y voit alors à côté des TCC, toute une série de psychothérapies dites psychocorporelles,
la sophrologie, l’hypnose thérapeutique, l’EMDR, etc… reconnues comme techniques de relaxation, de
gestion du stress et de l’énergie. L’énergétique en somme, comme valeur du flux et siège du discours
capitaliste. Performance au travail, soin apporté à celui-ci pour le redynamiser, le réparer, même
combat finalement ! A l’image des pratiques des activités physiques sportives ou artistiques en milieu
scolaire (APSA) qui obéissent y compris à cette logique où la classification des champs d’apprentissage
en Education Physique et Sportive par exemple font apparaître des attendus en terme d’efficacité, de
performance mais aussi et surtout à présent de gestion de sa santé physique et mentale, parla poursuite
de « mobiles d’entraînement », allant de la préparation physique du sportif à l’affinement de sa
silhouette, afin que les sujets eux-mêmes soient conditionnés par cette volonté politique de soumission
des corps en lien avec l’avènement d’une certaine dictature sanitaire. « La bio-identité peut utiliser la
bio-ascèse pour poursuivre le projet de soumission du corps à l’esprit. La bio-identité, comme poursuite
la bio-ascèse, maintient un modèle dualiste par lequel l’esprit doit contrôler le corps24 ».
Finalement, le discours néo-libéral impose en creux une soumission, une injonction à une jouissance
effrénée des corps, vers une possible liberté du sujet de faire de son corps ce qu’il lui plaira. Cette
dictature narcissique assumée par les citoyens est couplée avec un discours de la science et de son
positivisme, où le maître mot moderne est le protocole. En effet, les protocoles sont partout et les
dérives sanitaires actuelles en sont sans aucun doute le prolongement, avec son corollaire pour tenter
d’y répondre : le fameux principe de précaution.
Quelle place pour la psychanalyse dans ce paysage ? Depuis la loi Accoyer sur la réglementation des
psychothérapies en France dans les années 2000, il semble bien que la psychanalyse n’ait pas vocation
à satisfaire à ce genre de politique, qui en représente l’envers. La psychanalyse semble bien davantage
tolérée lorsqu’elle n’est pas rejetée des institutions de soins psychiques. Que ce soit en psychiatrie, dans
les Centres Médicaux Psychologiques (CMP), les Centres Médicaux Psycho-Pédagogiques (CMPP) ou les
Instituts Thérapeutiques Educatifs et Pédagogiques (ITEP) etc… celle-ci n’est plus préconisée, au
détriment de méthodes principalement issues des neurosciences, du management et des Thérapies
Cognitivo-Comportementales en particulier. Là semble être le pouvoir du soin apporté « aux usagers qui
semblent bien-usagés », selon l’expression de Joseph Rouzel25. Alors la psychanalyse apporte à la marge
des offres de traitement, d’écoute, plutôt que de soins tels qu’ils se sont généralisés dans cette société
du narcissisme généralisé. Que ce soit dans certaines institutions dont nous avons parlé ou en cabinet
privé, le psychanalyste a une place de choix pour faire face au cas par cas, à quelques nouveaux
symptômes que nous avons décrits précédemment. En particulier répondre à une certaine éthique de
la folie actuelle en lien avec la dialectique de la liberté. Tout à la fois une liberté débridée qui répond au
déclin de la métaphore paternelle, à la chute des idéaux sociétaux, au profit des nouvelles formes
d’éclatements des communautarismes, mais en même temps, une tyrannie de la norme sociale et des
mesures liberticides liées à une radicalisation du « tout sanitaire ». Cette aporie de la liberté
actuellement n’est-elle pas à l’origine (et ne le sera-t-elle pas par effet rebond) de souffrances
psychiques supplémentaires, avec la possible décompensation de nombre de sujets en précarité autant
sociale que subjective ? La psychanalyse a vocation par son dispositif subversif de répondre à cette
souffrance, non pas tant comme l’affirme Foucault, afin de dénouer quelques-unes des formes de la
folie, mais au contraire afin d’y nouer une parole restée en souffrance dans le discours de l’Autre. La
psychanalyse peut au contraire « libérer et transcrire » cette souffrance, cette lettre restée en attente,
en en accusant la réception. Expliquer à plus forte raison, nous ne pouvons que souscrire à cette vue de
Foucault, la psychanalyse n’a pas vocation à se ranger derrière le discours du Maître (S1 comme agent) ou à plus forte raison celui de l’Université (Savoir S2 comme semblant)26, contrairement au projet
scientifique de la psychologie. Contrairement à cette dernière qui apporte une rationalisation des
troubles ainsi que des traitements randomisés, la psychanalyse peut tout juste montrer, rendre-compte
par exemple dans le cadre du récit de cas cliniques, que ce soit dans la pratique à plusieurs, dans les
cartels, les groupes de travail ou plus directement dans le « contrôle ».
D. Holvoet27 indique en effet que pour des sujets en désinsertion subjective que sont les sujets
psychotiques ou autistes, il est important que le psychanalyste soit un partenaire du sujet, et que
l’institution apporte un cadre sécure, qui n’offre pas une aspiration à la liberté du sujet. Ce dont souffre
ces sujets, c’est d’un trop de liberté, qui les envahit, et qui débouche sur un certain repli narcissique.
Leur apporter dans une sorte de « doux forçage28 », des signifiants manipulables non pas imposés et
déjà articulés, mais au contraire des signifiants maîtres -S1- à exploiter avec l’analyste comme
partenaire, un accompagnant aussi discret que possible, dans le but d’y construire un corps qui puisse
se tenir dans un univers de semblants sur mesure. Une éthique de l’invention sinthomatique, de
l’écriture, à partir de la lecture du « bien-lire » le symptôme autant pour le sujet que pour l’analyste,
afin de créer les conditions d’une suppléance, d’un lien symbolique qui puisse orienter le sujet dans le
monde des signifiants. Point de pouvoir de l’analyste dans cette démarche qui ne prescrit ni ne dirige le
patient. Une direction : un cadre, dont la présence de signifiants maîtres ainsi que la présence réelle du
corps de l’analyste, qui dirige la cure mais pas le patient : Y mettre du sien. « (…) toute institution a pour
essence, de réfréner la jouissance29 ». « (…) une institution, c’est un discours du maitre qui vise à fixer
les jouissances autour d’un signifiant de référence et que Lacan nomme signifiant maître30. »
Pour terminer, comment ne pas voir dans ce dit de Foucault où quand il parle de situation
psychanalytique comme « d’un court-circuit génial, d’une aliénation désaliénante, parce que dans le
médecin, elle devient sujet31 », un hymne à la rencontre amoureuse dans le sens où l’entendait Lacan,
où la situation transférentielle créée artificiellement entre l’analysant et l’analyste, c’est de l’amour.
L’idée selon laquelle seul l’amour est ce qui permet à la jouissance de condescendre au désir32, c’est-àdire d’en borner les limites, de la localiser, d’en faire un littoral, et d’en trouver « un lieu et une
formule » selon l’expression consacrée d’Arthur Rimbaud, « Moi pressé de trouver le lieu et la
formule33 ». Aussi Lacan quant à l’éloge de l’amour, « a-mur (du langage) autant qu’a-mort (de l’être) »,
c’est une invite à changer de discours. L’amour comme contingence, comme évènement de corps,
comme invention mais aussi pourquoi pas comme création comme l’appelle de ses vœux le philosophe
Alain Badiou. D’un « ne cesse pas de ne pas s’écrire » du non-rapport-sexuel entre les êtres, à la
nécessité du symptôme qui « ne cesse pas de s’écrire », est alors envisagé un « cesse de ne pas
s’écrire34 » de la contingence du rapport amoureux, qui peut lier le sujet à un partenaire-symptôme,
pouvant être tout autant un objet élu, un signifiant, une image ou plus largement comme le note Badiou,
la « Notion » ou « L’idée35 ». Point d’idéologie, mais une éthique de l’évènement tant sur le plan
individuel que sur le plan collectif. L’idée créatrice est alors envisagée comme boussole politique et comme contre-pouvoir au discours dominant pour émanciper le sujet individuel mais aussi « le
Collectif » à penser ce qui échappe au discours, à savoir la jouissance, ce qui se soustrait du sens
commun, là où Lacan disait qu’il n’y en avait finalement pas, de sens commun, que le sens commun
n’était qu’un semblant d’être. Penser hors les normes afin de libérer une aliénation au discours,
envisager sa mutation, en douceur ou de façon plus révolutionnaire. C’est sur le niveau d’un temps long
que bien des discours ont bouleversé l’histoire de l’humanité d’un point de vue des croyances et de ce
qui en constitue l’épistémè. Première mutation Copernicienne : l’homme n’est pas le centre de
l’univers : premier bouleversement conceptuel, première blessure narcissique. Deuxième
blessure, darwinienne : l’homme n’est pas séparé du règne animal. Troisième blessure, freudienne :
l’homme n’est pas maître dans sa maison avec la découverte de l’inconscient. Ses révolutions n’ontelles pas pu s’accomplir sans une forme de transgression, de soustraction au discours dominant, la
dernière en date, celle de Freud, dans un au-delà de la science ? Un point d’où, un héritage, une source,
la science mais aussi une rupture géniale comme l’évoque Foucault36 dans l’extrait de cet ouvrage de
1961. Toujours une question finalement de pouvoir à l’origine, de Nom-du-père, mais aussi d’un
dégagement par la mutation qu’il opère. En effet la psychanalyse comme envers du discours du maître,
de manière assez paradoxale invite les usagers que sont les analystes et les analysants à se passer du
père… à condition de s’en servir. S’en servir pour éviter le piège du pire plutôt que du père, de la tyrannie
de la « père-version » généralisée qui sévit actuellement comme discours de la haine à tous les
niveaux37, y compris et surtout sur les réseaux sociaux, qui n’est que la version déguisée d’une certaine
grimace du réel. La jouissance n’est pas le signe de l’amour. Gageons que la psychanalyse reste donc
une pratique dans les institutions où elle est mise en œuvre et dans le cadre de la cure, dont l’éthique
autant que faire se peut répond à une pratique littérale autant littorale de la lettre (d’amour) pour
changer de discours. Car comme le dit Lacan faisant référence à Rimbaud et à son poème « A une
raison » dans ses « Illuminations38 », « L’amour, c’est le signe qu’on change de raison, on change de
raison, c’est-à-dire on change de discours 39 ». Le nouvel amour, on change ! Finalement, nous pouvons
souscrire à l’hypothèse de Foucault sur l’histoire de la psychanalyse qui n’est qu’une question de
pouvoir, par les signifiants qui y circulent et des coordonnées à l’origine, ayant affaire avec des noms et
des discours en mutation. Mais son procès visant à condamner la psychanalyse sur son incapacité
supposée à traiter la folie notamment me semble lié à une vue où la psychanalyse n’aurait pas rompu
avec l’idéal thérapeutique et médical. Or la psychanalyse semble-t-il a pris ce virage, même si certaines
voies issues d’Outre-Atlantique où psychanalyse et neurosciences se rejoignent pour rester dominées
par un certain positivisme scientiste. Or entre l’inconscient et le cerveau, il n’y a rien en commun, Lacan
pouvant ironiser en affirmant qu’il ne pensait nullement avec son cerveau mais avec ses pieds. On
pourrait supposer simplement que le parlêtre parle et pense avec son corps, et que pour chacun, cela
fait énigme et le mystère du corps parlant. La psychanalyse par son effacement de la scène politique en
matière de soin psychique prouve malgré tout qu’elle n’a aucune prétention à une quelconque prise de
pouvoir et par les dispositifs qu’elle propose, n’a pas non plus la prétention de guérir de la folie, mais
simplement d’en prendre acte, d’au mieux contribuer pour chaque-Un de « savoir-y faire avec », de
témoigner de sujets qui en font éventuellement œuvre de leur vie, au cas par cas, comme des artistes
de renom avec James Joyce Antonin Artaud ou Gaston Chaissac, par exemple.
Une politique ? Bricoler avec le réel ? A savoir celle dont la psychanalyse pourrait s’orienter, procédant
d’un impossible pouvoir, actant à ne pas réduire le réel de tout être au symbolique, en maintenant
l’équation : réel = vérité + a ? Celle d’une résistance comme réponse subversive à la prétention du discours capitaliste et scientiste de tout régler « comme sur de papier à musique », ambition
paranoïaque pour faire se conjoindre savoir/vérité/réel.
1 Pascal Brègeron, professeur agrégé d’Education Physique et Sportive, psychanalyste, membre de l’APM.
2 Foucault M., « Histoire de la folie à l’âge classique », tel gallimard, 1961.
3 Ibid op., cit p. 609 « naissance de l’asile ».
4 op. cit., p. 627.
5 Ibid.
6 Lacan J., « Journal d’Ornicar ?, Ornicar ?, n)17-18, 1979, p.278.
7 Lacan J., Ecrits « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » p. 63 dans Ecrits 2, Seuil, 1958.
8 Ibid., op. cit. p. 67.
9 Ibid.
10 Lacan J., Ecrits « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », 1953.
11 Lacan J., Ecrits « La direction de la cure et les principes de son pouvoir ».
12 Freud S., « La question de l’analyse profane », 1926.
13 Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » in Résultats, Idées, Problèmes, 2, 1937.
14 Lacan J., « La direction de la cure », op. cit. p. 72.
15 Ibid. op. cit., p.96.
16 Castanet H., « Quand le corps se défait », op. cit. p. 27, Le champ freudien, 2017.
17 Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Seuil Paris, 2011, op. cit. p. 361.
18 Sibony D.,« Perversions, Dialogues sur des folies actuelles », 2000.
19 Miller J.A., « Conférence de Comandatuba », 2004, dans « L’ordre symbolique au XXIème siècle », AMP, 2012.
20 Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p.83.
21 Lacan J., Ecrits, « L’agressivité en psychanalyse », Seuil, Points 1, p. 123.
22 Miller J.A., Le corps parlant, « L’inconscient et le corps parlant », Scilicet, 2015, p. 24.
23 Vigarello G., « Histoire de la beauté », Seuil, 2004, chapitre « dérives totalitaires » p. 218.
24 Andrieu B., « La fin de la bio-politique chez Michel Foucault », Le portiQue, 2004.
25 Rouzel J.,« L’acte éducatif », Erès, 2000
26 Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991.
27 Holvoet D., « Agrafes et inventions : la nécessité de l’institution », Revue Quarto n°122, Juillet 2019.
28 Perrin M., « Ce que nous enseigne l’Affinity Thérapie », Affinity Thérapie. Nouvelles recherches sur l’autisme,
Presses Universitaires de Rennes, 2015, op cit., p. 116.
29 Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Seuil, 2001, op. cit., p. 364.
30 Holvoet D., Ibid. op.cit., p. 146.
31 Foucault M., « Histoire de la folie à l’âge classique », gallimard, op. cit., p. 631.
32 Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986.
33 Rimbaud A., « Vagabond », Illuminations, Œuvres complètes, 1892.
34 Lacan J., Cf. les formules de la sexuation dans Le Séminaire, Livre XX, Encore, Seuil, 1973.
35 Badiou, Conférence de Montpellier, 1991 « La vérité : entre forçage et innommable » », dans Conditions, Seuil,
1992
36 Ibid.
37 Lebovits-Quenehen. A. « Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique », Navarin, 2020.
38 Ibid
Pascal Brègeron
Psychanalyste